Jeanne au bûcher

© Stofleth

(Oubliez tout ce que vous avez toujours su et vu sur Jeanne d’Arc)

Les amateurs de l’opéra écrit par Claudel et Honegger seront sans doute surpris par l’adaptation proposée par Romeo Castellucci à l’Opéra de Lyon. Tandis que ceux qui -connaissant l’écriture de Claudel emprunte d’un lyrisme qui peut parfois donner lieu à l’agacement – auraient pu craindre que Jeanne au bûcher sombre dans un mélange d’esthétisme froid et de parole emphatique. Il n’en est rien.

A l’instar des choix qu’il avait fait par exemple pour Purgatorio, Romeo Castellucci scinde l’opéra en deux parties : la première hyperréaliste met en scène une salle de classe telle qu’on pouvait en trouver dans la deuxième partie du siècle dernier ; la seconde intense et métaphysique, nous place dans un hors temps, en compagnie du fameux personnage de Jeanne d’Arc. On distingue parfois difficilement les 11 tableaux qui composent l’œuvre de Claudel, et c’est certainement bien davantage ces deux moments qui marqueront la mémoire du spectateur.

Jeanne était une personne ordinaire

La scène s’ouvre donc sur une salle de classe en coupe. Tout est méticuleusement reproduit : rangées de tables d’écolières avec leur casier, armoire remplie à côté du bureau de l’enseignante, murs décrépis, radiateurs, vasistas en hauteurs semi ouverts côté cour, grand tableau noir avec les traces d’un cours de géométrie, cartes de géographie suspendues, etc. Même les jeunes élèves (il s’agit d’une classe de jeunes filles) tiennent parfaitement leur rôle, chahutant dans le dos de l’enseignante, en attendant impatiemment la fin du cours. A jardin, la salle donne sur un couloir tout aussi réaliste. Sonnerie de fin de cours. Les élèves rangent leurs affaires précipitamment dans leurs cartables en cuir, et sortent en cavalcade sans tenir compte des consignes de l’enseignante. La salle est bientôt vide. Le silence règne. Arrive alors un personnage curieux, insignifiant mais troublant – il est palpable que ce n’est pas un homme, mais il/elle est soigneusement travesti en homme. Il s’agit de l’homme de ménage venu nettoyer la salle de classe. Mais soudain, il déraille. Au lieu de mettre un peu d’ordre, il empile les tables, les chaises et pousse tel un forcené tout ce mobilier dans le couloir. La salle est bientôt totalement vidée, y compris du tableau noir qu’il a décroché. Il bloque la porte de la salle de classe avec des chaînes. Le personnage entend des voix. Il ne sait pas bien d’où proviennent ces voix qui semblent lui faire signe. Elles sourdent du plancher. Il se rend compte que c’est bien de là qu’elles sortent (de fait, le chœur qui n’est pas présent sur scène chante simultanément du sous-sol de l’Opéra). C’est alors qu’il démonte frénétiquement le plancher et creuse jusqu’à la terre. Voilà que sa vie bascule et dans le même temps le spectacle bascule lui aussi.

Un opéra fait d’images et d’intensités

Le personnage devient tout à coup une sorcière, car c’est ainsi que les voix la qualifient. Elle se badigeonne de vert, couleur maudite. Tandis qu’est apparu le deuxième protagoniste de la pièce, Frère Dominique, qui restera tout au long de la pièce dans le couloir, sorte de directeur de l’établissement (scolaire, pénitentiaire, psychiatrique ?), inquiet et souhaitant raisonner une personne visiblement en proie à la folie. Or, quel meilleur moyen de représenter la folie qu’une cellule capitonnée ? La salle de classe se change en immense cellule matelassée dans laquelle évolue le personnage qui s’est désormais à demi dévêtu pour dévoiler une Jeanne chétive et volontaire, magistralement interprétée par Audrey Bonnet. Nul Bucher sur la scène. Pas non plus de coupe « à la Jeanne d’Arc ». La pucelle est ce qu’elle fut sans doute dans l’histoire, un jeune paysanne de 17ans comme tant d’autres, mais dotée d’une volonté surnaturelle. C’est dans cette cellule que se succèdent les 11 tableaux de l’opéra écrit par Claudel, tableaux qu’il avait choisi d’écrire dans une chronologie à rebours – on remonte donc l’histoire de Jeanne, jusqu’à son enfance à Domrémy. La mise en scène proposée par Castellucci se prête bien à ce parcours. Et comme c’est fréquemment le cas chez le metteur en scène l’opéra est truffé d’images éblouissantes : un cheval blanc mort couché sur le flanc, une Jeanne d’Arc agitant un drapeau bleu-blanc-rouge aux couleurs passées, évoquant « La Liberté guidant le peuple » (Delacroix), etc. Nul besoin de chercher à les analyser, d’ailleurs Castellucci lui-même souhaite que chacun trace son propre chemin émotionnel : « ce n’est pas un théâtre des signifiés […] j’utilise des formes, comme cette tunique blanche qui peut rappeler à l’un l’aube du communiant et à l’autre la blouse du chirurgien. Je travaille sur la forme. […] Je pense que j’ouvre. […] Le théâtre est digne de ce nom lorsqu’il vous conduit à l’inexplicable merveille. *». Aussi ne sur-interprétons pas, ça serait comme demander au poète d’expliquer littéralement sa poésie. A chacun de ressentir l’histoire à sa manière ; la sobriété du jeu de Denis Podalydès (Frère Dominique) et la puissance invraisemblable d’Audrey Bonnet permettent cette ouverture aux sens.

Sophie Rieu

( *) R. Castellucci, in J-L Perrier, Ces années Castellucci, Les Solitaires intempestifs, 2014

Jeanne au bûcher
Oratorio dramatique en 11 scènes avec prologue( 1938)
Paul Claudel – Arthur Honegger
En coproduction avec l’Opéra de Permla Monnaie / De Munt, et l’Opéra de Bâle

Direction musicale Kazushi Ono

Mise en scène, décors, costumes et lumières Romeo Castellucci

Dramaturgie Piersandra Di Matteo

Collaboratrice artistique Silvia Costa

Jeanne d’Arc Audrey Bonnet

Frère Dominique Denis Podalydès

La Vierge Ilse Eerens

Marguerite Valentine Lemercier

Catherine Marie Karall

Ténor solo (une voix, Porcus, 1er Héraut, Le Clerc) Jean-Noël Briend

Récitant Didier Laval

Récitant Louka Petit-Taborelli

Participation de Istvan Zimmermann & Giovanna Amoroso, Plastikart Studio

Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra de Lyon

Site de l’Opéra de Lyon : http://www.opera-lyon.com/

Du 21 janvier 2017 au 03 février 2017

Durée : 1h30

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