Vu du pont d’Ivo Van Hove

(crédit photo : Thierry Depagne)

Sous la vague

Le metteur en scène Ivo Van Hove s’installe aux Ateliers Berthier avec Vu du pont, interprétée par une troupe d’acteurs français. Le formalisme à l’épure radicale qu’affectionne le flamand sert d’écrin au déploiement de la partition finement ciselée des comédiens : une méditation aux résonances très actuelles.

Pour parler de son travail autour de Vu du pont, Ivo Van Hove évoque le théâtre Nô et la précision méticuleuse de ce théâtre traditionnel japonais à la stylisation extrême. La référence est loin d’être anodine : la rugueuse rigueur de sa mise en scène atteint une charge de déflagration poétique qui permet de faire saillir la dimension tragique de la pièce de Miller.

Une fine avancée, ponton-proscenium, fend la marée des spectateurs. Une blanche tranchée à vif, pour contenir les trajectoires erratiques des vies exsangues de personnages qui y tournent comme des lions en cage. Autour et entre les barreaux, Alfieri (Alain Fromager), narrateur-avocat d’un triste fait divers, orchestre la reconstitution des faits. C’est à New York, Brooklyn ; et ce sont les années 50. Le docker Eddie Carbone et sa femme Béatrice vivent avec Katie, petite nièce orpheline qu’Eddie a promis d’élever et de protéger. Katie a dix-huit ans et des envies de prendre le large, Eddie ne l’a pas vue grandir et ne veut pas la laisser partir. L’arrivée dans la maison des cousins de Béatrice, migrants italiens, va signer le début de la coulée vers l’explosion du drame.

Le texte, dans une nouvelle traduction de Daniel Loyza, est aiguisé. Tranché et tranchant, mais fluide. On assiste fascinés à un implacable enchaînement des faits, impuissants devant la montée de la déferlante. Nous sommes tout proches des acteurs qui vibrent dans, sur et parfois sous ce tissu de parole. Le chant d’une logique inéluctable auquel la chorégraphie des corps, arc-boutés, tenus, tendus, sert pour un temps de barrage. Avant de se laisser emporter à commettre l’irréparable.

Ivo Van Hove joue avec le flux et le reflux, le ressac. Il maîtrise impeccablement l’espace, celui d’entre les corps, les vides et les pleins. Le jeu est précis et intense, bien que par moment un peu retenu. La ligne est tenue de bout en bout. L’économie des gestes et des postures souligne le mouvement de l’émotion qui traverse les corps et bouleverse les âmes. Eddie (Charles Berling) mène trop pour ne pas se laisse mener, et fait tellement qu’il se laisse défaire. Katia (Pauline Cheviller) oscille entre la brusquerie maladroite d’élans trop juvéniles pour son corps de femme, derniers feux d’un amour tout filial, et le trouble du désir pour celui qui vient d’ailleurs. Béatrice (Caroline Proust) peine à articuler la sourde réalité qu’elle n’a pas su voir. Marco (Laurent Papot) présence fantomatique, semble s’être laissé là-bas, en Italie, alors que son frère Rodolfo (Nicolas Avinée) éclate d’un fantasque optimisme dont on ne sait jusqu’au bout que penser. La présence-absence d’Alfieri (Alain Formager), conteur d’outre-temps de ce drame d’outre-océan, et les apparitions cinglantes du docker ami (Pierre Berriau), finissent de faire résonner les harmoniques du tragique.

Trajectoires de vies qui, au détour du drame intime, s’offrent comme prétextes à la méditation profonde : celle de l’accueil et de la tolérance de l’autre. Faire une place à l’autre. En son pays, en sa famille, en soi, accueillir la différence, la laisser être. Et ces figures re-venues (et l’on retrouve ici le Nô) re-jouer leur triste histoire disparaissent dans la boîte hermétique qui les avait découverts deux heures auparavant. Essorés de sang, les corps éreintés retournent pour un temps à leur oubli. Et si la beauté plastique de cette méditation tragique nous a par moments agacés par sa tendance à l’esthétisme, on ne peut que savoir que nous, précisément, n’oublierons pas.

Claire Besuelle

(Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, Claire Besuelle est doctorante en danse et en études théâtrales à l’université Lille 3. Sa recherche porte sur les modalités de présence de l’interprète dans la création contemporaine.)

Vu du pont d’Arthur Miller.
Mis en scène par Ivo Van Hove
Traduction française : Daniel Loayza
Dramaturgie : Bart van den Eynde
Décor et lumière : Jan Versweyveld
Costumes : An D’Huys
Son : Tom Gibbons
Avec : avec Nicolas Avinée, Charles Berling, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Pauline Cheviller, Alain Fromager, Laurent Papot, Caroline Proust
Durée : 1h55

Production Odéon-Théâtre de l’Europe
Coproduction Théâtre Liberté – Toulon
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national

Jusqu’au 21 novembre au Théâtre de l’Odéon : http://www.theatre-odeon.eu/fr/2015-2016/spectacles/vu-du-pont

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