En avant, marche ! de Frank Van Laecke et Alain Platel

(crédit photo : PhileDepre)

Alain Platel nous a habitués aux interprètes atypiques. Et c’est peut-être parce qu’il fut par le passé orthopédagogue, en contact avec des enfants handicapés, qu’il sait mieux que personne saisir au vol l’éclat et la fragilité du hors norme. Ses spectacles sont généralement à fleur de peau et corps. Et c’est bien là que se révèle leur splendeur et singularité. Souvenons-nous notamment de Gardenia qui réunissait huit travestis d’un âge certain autour de l’extraordinaire Vanessa Van Durme, dans une ronde de folie et de tendresse. Ou encore de Tauberbach et du corps contorsionné (jusqu’à devenir acéphale) de Romeu Runa, accompagné d’une musique de Bach inattendue et ô combien troublante car interprétée par des sourds… Non : Alain Platel ne laisse certainement pas le spectateur indifférent.

Pour En avant, marche ! il a travaillé avec le metteur en scène Franck Van Laecke. L’histoire est celle d’une fanfare. S’inspirant de La Fleur à la bouche, de Luigi Pirandello, En avant, marche ! nous montre la bataille que livre un tromboniste empêché de jouer de son instrument par une tumeur à la bouche. L’argument dépasse alors largement l’histoire de ce musicien condamné aux cymbales et à l’arrière-plan. Il s’agit d’interroger l’exclusion d’un individu au sein d’un groupe, mise à l’écart qu’il recherche lui-même, et difficulté des autres à appréhender la mort. La fanfare, cet orchestre populaire très présent dans les régions du Nord et de la Belgique, tellement sonore, gai et vivant devient prétexte à des questions existentielles : notre place dans ce monde, la maladie, la mort…

LA VIE EST UNE TARTINE DE MERDE…

Le décor se limite à quelques chaises pliantes et un fond de scène constitué d’une plaque « cuivrée » ou rouillée, percée de quelques fenêtres dans lesquelles les musiciens et les majorettes -toutes d’or vêtues- viendront à tour de rôles faire quelques numéros. Le cuivre et l’or habitent totalement l’espace ; autant de teintes orangées figurant l’automne de la vie de cet homme. C’est Wim Opbrouck qui tient le rôle du tromboniste. Magistralement. Parfois drôle et fanfaron, parfois aigri, et très souvent attendrissant, il sait attirer la sympathie du spectateur et lui arracher quelques larmes. « La vie est une tartine de merde dont on croque un bout tous les jours* », nous lance-t-il…Certes. Mais avant d’en finir, il faut savoir se tartiner la figure de confiture dans un éclat de rire, retrouver la magie, la folie, et l’insouciance de l’enfance. C’est aussi cela que raconte le spectacle. D’incroyables images se succèdent ; comme cette mise en parallèle dansée du vieux couple formé par le tromboniste et sa majorette, avec un jeune couple de musiciens découvrant la fougue de l’amour au printemps de leur existence. Les corps parlent mieux que les mots. Parfois ces corps essaient de chanter « sans la langue ». Parfois aussi, Wim Opbrouck nous démontre que l’on peut fredonner avec sa gorge, en se gargarisant. Puis il crache l’eau comme la baleine par son évent, alors que sa majorette de femme essaie de s’approprier les gouttelettes comme une brume de vie, dernier souffle (peut-être ?) de son amoureux…

La magie de ce spectacle tient toute entière dans de petit riens, comme autant de petits miracles semés ici et là par les metteurs en scène et leurs interprètes. Des saynètes qui nous raccrochent à des souvenirs et des jeux d’enfants ; finalement ce qui constitue une existence. On quitte la salle, la tête remplie de trésors visuels et sonores, comme par exemple cet incroyable numéro d’acrobatie et de percussions corporelles… La pièce se termine évidemment en fanfare, dans un dernier soubresaut fellinien : En avant, marche ! donc. Et quoi qu’il arrive.

Sophie Rieu

(* Citation de Boris Vian, prononcée durant le spectacle)

En avant, marche ! de Frank Van Laecke et Alain Platel
Composition et direction musicale : Steven Prengels
Dramaturgie : Koen Haagdorens
Interprétation du paysage sonore enregistré : KMV De Leiezonen
Sous la direction de Diederik De Roeck
Assistant à la mise en scène : Steve De Schepper, Katelijne Laevens
Avec : Chris Thys, Griet Debacker, Hendrik Lebon, Wim Opbrouck, Gregory Van Seghbroeck, Jan D’Haene, Jonas Van Hoeydonck, Lies Vandeburie, Niels Van Heertum, Simon Hueting, Witse Lemmens, Steven Prengels, et le collectif Fanfares d’Oc.
Costumes : Marie « Costume » Lauwers
Eclairage : Carlo Bourguignon
Réalisation costumes et décors : atelier NTGent
Régisseur plateau : Wim Van de Cappelle
Directeur de production : Marieke Cardinaels, Valerie Desmet
Responsable de tournée : Steve De Schepper
Production : NRGent et les Ballets C de la B

Printemps des comédiens, Domaine d’O, Montpellier
Site du Printemps : http://www.printempsdescomediens.com/
Les 22 et 23 juin 2015
Durée : 1 h 40

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