Hier soir le théâtre s’invitait en appartement…

(photo Marie-Claire Mitout)

C’est en effet au 4e étage d’un bel immeuble situé sur les hauteurs des pentes de la Croix Rousse que s’est donné Quelques lignes et puis au lit, une lecture-performance autour de Proust, proposée par Yves-Noël Genod
Si le concept de théâtre en appartement se développe petit à petit, marginalement, il ne constitue pas – comme on aurait plus le penser – un–pis-aller pour l’art vivant. Au contraire. Il peut même parfois se montrer plus adapté à certaines formes comme c’était le cas hier, rapprochant alors le spectateur du comédien et offrant un écrin plus chaleureux et plus intime au spectacle. De fait, la lecture devient histoire, et le comédien, conteur. Une forme de tradition orale en voie de disparition. L’expérience que nous avons pu faire hier n’aurait certainement pas déplu à Walter Benjamin qui regrettait avec tristesse la « liquidation » de cet art de conter (Voir à ce titre W. Benjamin, Expérience et pauvreté).
Après avoir été adorablement accueilli par la maîtresse de maison on est invité à entrer au salon dans lequel les meubles ont été poussés pour laisser la place à des chaises disparates et disposées contre les murs. Face à nous une large table sur laquelle sont posées deux belles lampes de bureau/chevet, un ordinateur, et quelques livres ouverts. Livres de Proust marqués de post-its, livres sur Proust, lettres, feuilles manuscrites. Puis paraît discrètement Yves-Noël Genod, quelque peu malhabile, dans un long pyjama bleu ciel, écharpe écossaise jetée autour du cou et chaussettes de laine beige aux pieds. Après avoir pris le temps de saluer chaque invité, l’un après l’autre, l’artiste prend place derrière le bureau. Lunettes sur le bout du nez. La lecture peut commencer.

Passages, anecdotes et autres chemins de traverse

Tantôt puisant un passage dans La Pléiade, tantôt plongé sur l’écran de son ordinateur, à la recherche de la citation ad hoc, il ne se borne pas à lire des passages de La Recherche, il les commente, il les complète, il les rattache à telle ou telle autre idée qui lui vient, perd parfois le fil, vous demande où il en était, puis rebondit- « ah oui ! voilà !»- d’un passage à l’autre. L’histoire qu’il déroule donne l’impression de se construire dans l’improvisation, et pourtant, tout a bien été noté, si ce n’est parfois une digression : « Pourriez-vous allumer la petite lampe Issey Miyaké qui se trouve derrière vous ? », demande-t-il à un invité, « j’aimerais vous voir, je ne vous vois pas » ; « savez-vous ce qui est arrivé à Issey Miyaké ? Il est né à Hiroshima et toute sa famille a été tuée par la bombe ; lui –seul a survécu » et voilà qu’il nous rapporte brièvement cet épisode particulier de l’enfance du styliste. Puis il reprend : « où en étais-je ? Oui, alors Proust (…) ». Puis de nouveau, une idée en amenant une autre, il parle de l’écriture de Saint Simon qui écrivait la nuit parce que ses fonctions politiques l’y obligeaient, puis Duras – Dieu qu’il aime Duras !… Mais revenons à Proust. Non, plus précisément il lit désormais un témoignage de Céleste, servante dévouée de l’écrivain qui l’accompagna jusqu’à sa mort. Des extraits des mémoires de Céleste. Puis de nouveau La Recherche… Puis une lettre de Proust au chien Zadig : « parce que oui, Proust écrivait à un chien, mais comme Duras a dû écrire parfois à son plombier, et même une lettre de Duras au plombier, c’est tout de même une lettre de Duras ! », s’interrompt-il. Etc.

Comme Pina Bausch faisait de la danse-théâtre, Yves-Noël Genod fait de la lecture-théâtre par petites touches, intime. Et le spectacle se déroule comme les paperolles que collait Proust sur ses manuscrits, ajoutant une ramification à une autre, et ainsi de suite. Nous n’écoutons pas du Proust, on est dans Proust. Totalement. Absolument. En immersion.

Une expérience sensible et précieuse

Parce qu’Yves-Noël Genod semble fait d’une matière étrange, sensible et imprégnée de littérature et de poésie, on se laisse totalement envouter par cette lecture-théâtre qui dure pourtant 2h…Sorte de work-in-progress du spectacle (ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre) qui sera donné en février aux Bouffes du Nord, il faudrait pourtant que l’expérience en appartement se répète de ville en ville… Parce qu’organiser ce type de performance en appartement c’est d’abord offrir un coffret précieux et délicat à un objet qui l’est tout autant, parce que c’est permettre un autre type de relation entre l’artiste et les spectateurs d’une part et les spectateurs entre eux d’autre part, parce que la beauté et la fragilité de cette forme ne doit pas subir les aléas des programmateurs de théâtres frileux dont la saison se décide 18 mois en amont, faisons le vœux que ces nouvelles formes de théâtre – hors- les-théâtres-, en appartement, en cave, en friche, en hangar, en musée, en salon, en chambre, etc. se développe et fleurisse une peu partout en France et en Europe.

Lyon, le 27-11- 2016

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