Tea house de Yeung Faï

(crédit photo : inconnu)

Pour une révolution culturelle par la marionnette

Tea House est le fruit de la collaboration artistique entre le metteur en scène Grégoire Cailles (ancien directeur du TJP, directeur artistique de la compagnie Le Pilier des Anges, dont le travail s’oriente essentiellement autour du rapport entre la marionnette et son interprète), le scénographe Jean-Baptiste Manessier (dont les réflexions techniques et artistiques ont toujours accompagné l’évolution de la forme marionnettique. On pense notamment ici à ses réflexions autour de l’espace-castelet avec Alain Recoing), et le marionnettiste chinois Yeung Faï. Incarnant la cinquième génération de marionnettistes de sa famille, Yeung Faï est éduqué dès son plus jeune âge aux arts folkloriques chinois par son père, grand maître de marionnettes qui fut persécuté durant la Révolution Culturelle. La pièce se déroule dans une maison de thé où Yeung Faï, dans son propre rôle, exerce sa pratique marionnettique. Tandis que le public s’installe, le marionnettiste s’échauffe, répare une marionnette abîmée, répète un enchaînement de combat. Puis la pièce commence…

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Comme le veut la tradition, à travers l’usage de marionnettes chinoises à gaine (dont la finesse des détails des visages et la richesse des ornements, véritables bijoux de raffinement, force l’admiration), la pièce débute par une succession de scènes alternant entre des séquences vaudevillesques orientées sur les relations de couples (alcoolisme, sexe, scènes d’intérieur…), et des séquences de combats traditionnels aussi spectaculaires que dynamiques, mettant en scène la virtuosité de manipulation du marionnettiste. Si ces premières séquences sont esthétiquement raffinées et merveilleusement interprétées, donnant l’impression de respecter un certain traditionalisme tant dans le style que dans la dramaturgie, elles semblent néanmoins vouloir souligner une certaine forme d’innocence, de légèreté ancestrale et perdue, datant d’avant l’époque des guerres et des révolutions les plus meurtrières de notre Histoire.

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Très vite, l’un des combats traditionnels, comique au premier abord, évolue en véritable guerre meurtrière et sanglante. La table, sur laquelle Yeung Faï manipule ses marionnettes, se transforme à souhait par le biais de panneaux translucides, figurant tantôt la fenêtre d’une maison, tantôt des fils barbelés. Ce panneau devient une cible dans le viseur d’une mitraillette, dirigée tout droit sur une jeune fille portant une cruche d’eau. À travers le corps de cette marionnette, véritable allégorie de l’Innocence, Yeung Faï met en scène l’assassinat gratuit d’une jeune fille ainsi que l’émotion de son enterrement. Il s’agit ici de représenter autant de victimes, autant de civils que la guerre, où qu’elle soit, assassine chaque jour. La Révolution Culturelle est en marche, le marionnettiste traditionnel doit se mettre à son service, évitant, lui aussi, les tirs de balles dans sa maison de thé.

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Puis le spectacle effectue un glissement vers un temps plus proche de celui vécu par les spectateurs. La maison de thé, où jadis les spectacles de marionnettes traditionnelles étaient interprétés, se change en karaoké où Yeung Faï, masqué d’une immense tête de panda, semble s’adapter encore à une nouvelle forme d’animation marionnettique. La table de manipulation évolue pour devenir une immense carte du monde en relief, où le marionnettiste tente de continuer à jouer ses pièces. Gêné par les liasses de billets qui envahissent cette carte du monde et son spectacle, le marionnettiste s’entête à continuer sa fable, luttant contre le pouvoir de l’argent qui semble avoir perverti nos sociétés contemporaines. La marionnette miniature d’un lion, tout droit sorti des figures carnavalesques géantes que l’on trouve dans les parades du nouvel an chinois, représentant tout un patrimoine culturel ancestral en perdition, lutte fougueusement sur cette mappemonde, où elle finit par mourir, en vain.

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Si le spectateur occidental ne possède pas toujours toutes les clefs et les subtilités historiques qui ont marqué la Révolution Culturelle des partisans de Mao (entre 1966 et 1976), Tea House demeure néanmoins un spectacle dont la manipulation époustouflante de Yeung Faï et la réflexion philosophique et militante sur les absurdités de la guerre semblent malheureusement parler à tous, quel que soit l’endroit où nous nous situons sur la planète.

Oriane Maubert


Tea House, un spectacle de Yeung Faï
Marionnettes chinoises, gaine, jeu d’acteur, tout public
Mise en scène de Grégoire Cailles
Interprété par Yeung Faï
Scénographie : Jean-Baptiste Manessier
Lumières : Boualème Bengueddach
Construction : Éric Jolivet
Costume : Anne Le Moal
Musique et régie : Thomas Demay
Conseiller artistique : Thierry Tordjman
Production Compagnie Grégoire Cailles, création mai 2015.

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